Une passeuse d’histoire

Raconter une histoire, oui, mais laquelle ?

Designer diplômée de l’ENSAAMA à Paris, Céline Ripoll change de route en 2002 après avoir entendu une conteuse raconter un bout de son histoire. Elle se forme à l’art du conte auprès de Gilles Bizouerne au conservatoire de Paris 12e et passera ensuite 2 ans au C.L.I.O avec Bruno Delasalle.

En 2005, elle part d’île en île en Polynésie à la recherche de celle d’un guerrier, Nikorima, qui danse pour défendre son village. Après des mois de collectage, elle revient initiée à cette tradition orale. Elle multiplie les voyages recueille les légendes venues de la nuit des temps puis s’installe sur l’île de Pâques.

Appelée par le Musée du Quai Branly en 2006 pour son inauguration, elle y collaborera 13 années, créant de nombreuses visites contées, offrant au public un autre regard sur les œuvres océaniennes, nourrissant sa parole de chants anciens et de gestes de danses, un travail ethno-artistique.

Autrice de nombreux recueils et albums jeunesse, fondatrice d’une maison d’éditions, Moai Editions, sur l’île de Pâques, elle nous embarque à la découverte des cultures d’Océanie encore trop souvent méconnues.

De retour en France depuis 2022, elle travaille sur un spectacle l’autoportrait d’une femme qui vit entre légende et réalité, du paradis jusqu’à l’enfer. Elle est parrainée par Yannick Jaulin dans ce travail.

“ Transmettre ce que l’on m’a transmis, la beauté et la profondeur
des paroles d’océanie. ”
Céline Ripoll

J’ai toujours été à la recherche d’une matière avec laquelle échanger, une « matière » qui deviendrait mon moyen d’expression. Naturellement je me suis orientée vers les métiers d’art, la céramique, le design, le contact avec la terre, moi qui n’en avais pas. Après avoir passé sept années à chercher, cette matière est venue à moi sous la forme de « mots », « d’images », il s’agissait des histoires. Mais une fois la matière trouvée, qu’avais-je donc à dire ?

Aucun livre ne m’apportait de vraies sensations, j’avais besoin de contact, d’une rencontre, d’être sur le terrain, dans l’action du conte pour qu’il active un souvenir et que je puisse le vivre et non le jouer. 

« Quand une légende vient à toi c’est que vous aviez rendez-vous » dit Bruno Delasalle.

A peine six mois après avoir démarré le conte c’est une légende de Polynésie, celle de Nikorima, un guerrier au visage à moitié tatoué qui danse pour défendre son village qui est venue me donner rendez-vous. Ce fut une révélation et je voulais que quelqu’un me la raconte. Mais la Polynésie est vaste, de quelle île venait-elle ?

En parallèle de ce questionnement, il y avait aussi cette découverte de la scène. Je n’avais jamais été devant un public, jamais de théâtre. Je suis donc entrée pour deux ans dans une école de formation en clown et cirque, sans perdre de vue la quête de cette légende.

En 2005, je sors abimée, cassée de cette formation, mais ayant appris beaucoup sur mon plaisir du jeu, l’exploration de ma haute énergie et surtout la rigueur du travail. Entre temps, j’avais appris que quelqu’un à Tahiti était descendant du guerrier que je cherchais alors fin juin 2005, je m’envole pour trois mois de périple sur les îles de Polynésie française à la recherche de la légende de Nikorima.

Sur place, finalement personne ne connaît cette légende, mais intrigués par ma démarche, les gens me guident chez les anciens. Ils leurs demandent de me raconter les légendes de leurs guerriers, ceux qui ont foulé leur terre.

Alors que je cherchais une histoire bien précise, je me retrouve à écouter durant des heures, en français, en tahitien ou marquisien, une multitude d’histoires, des bouts d’épopées, des mythes, des morceaux du chant de la création du monde. Ces paroles m’étaient données, je les écoutais, enregistrais, traduisais. Aujourd’hui, il m’apparait que l’on m’a donné des trésors, la mémoire, le livre sacré, les racines d’un peuple, l’entrée dans les codes d’une transmission orale.

De retour en Septembre 2005, bouleversée, je ne me sens pas à ma place pour raconter ces histoires. Puis une parole va me pousser comme une main vous déséquilibre et vous oblige à faire un pas sur un fil au dessus d’un gouffre.

C’est Débora Kimitete qui, avec ce regard sombre qu’ont les polynésiens, m’a dit, « Oui tu vas te tromper, tu n’es pas polynésienne et des choses vont t’échapper, mais l’offense n’est pas de se tromper, c’est de se taire alors que les vieux ont parlé. C’est à toi qu’ils ont donné, alors raconte ».

De ce jour-là, j’ai raconté les légendes polynésiennes que l’on m’avait transmises. Pourtant il y avait une dimension, une puissance que j’avais sentie aux îles Marquises que je ne trouvais dans les mots, alors, malgré moi, sans que je ne puisse le contrôler, j’ai commencé à danser les histoires. Je me suis inspirée des gestes que j’avais vus. Pour ordonner, canaliser, comprendre, j’ai demandé des conseils à Jane Burns, chorégraphe tahitienne vivant à Paris et j’ai affiné, choisi les mouvements, appris des chants en tahitien, marquisien, j’ai mixé le tout, et mes premiers spectacles chantés et dansés sont nés.

En 2006, le musée du Quai Branly ouvre ses portes. L’équipe du musée me contacte afin de créer une visite contée pour donner un autre regard sur les collections océaniennes ; celui du peuple qui est représenté et non celui du peuple qui regarde. J’ai étendu mon répertoire aux cultures d’Océanie et ce sont des chercheurs, ethnologues, anthropologues, des rencontres qui m’ont aidée à comprendre les histoires et ce à quoi elles se raccrochaient. Je les remercie de leur aide, de leur traduction, qui m’ont imposée l’exigence et à envisager le conte de manière ethno-artistique.

En 2007, je m’envole pour un premier voyage sur l‘île de Pâques, toujours à la recherche de l’histoire du guerrier tatoué Nikorima et là encore je me retrouve à entendre des légendes, des témoignages, paroles rescapées d’un peuple de survivants.

Depuis, les voyages et rencontres n’ont cessé. De nombreux allers-retours vers les Marquises, plus de 10 ans de vie sur l’île de Pâques, mes deux filles y ont grandi auprès de leur père, de leur famille rapanui. J’y ai grandi aussi, visitant les plus sombres moments d’une vie avec ce genre d’homme dont on ne parle qu’à mots cachés dans les légendes. La joie, la terreur, l’hiver en plein été, aller, revenir, un grand écart au quotidien, mais j’ai appris cet autre regard sur le monde, écouter le vent, repérer les étoiles, apprendre le nom des rochers, ne faire qu’un avec la nature qui nous entoure, survivre puis vivre et respirer. C’est cette vision du monde que je transmets dans mes racontées.

La légende de Nikorima, je ne sais pas si je l’entendrai un jour, faudrait-il déjà que je trouve son île d’origine, mais elle m’a mise sur le plus beau chemin, je me suis rencontrée. Les histoires que je raconte sont celles qui viennent faire résonner les cordes de mon être. Ces histoires nomment un monde dans lequel je me reconnais. Voilà pourquoi je raconte avec autant de ferveur, d’amour, d’enthousiasme. J’aime à faire connaitre cette culture que j’ai découverte, cette culture sur laquelle nous avons tant de clichés. Je vais à la rencontre des gens, je cherche, questionne, imite, ethnologues, anthropologues, artistes et j’essaie d’aller au plus juste.

Mon répertoire voyage désormais d’île en île. Ma recherche artistique n’en est qu’à ses débuts, je travaille seule, j’ai tout appris en faisant devant vous, ajusté au fur et à mesure des représentations, des challenges. Initiée par le généreux Gilles Bizouerne, épaulée par Bruno Delasalle deux années, je continue à remettre en question mon travail pour le faire avancer. Musiciens, danseurs, DJ, slameurs voici les grands projets qui sont à imaginer, ça mûrit, il faut des rencontres. Pour le moment c’est l’écriture et la publication qui m’accapare. J’ai créé ma maison d’éditions, Moai Editions, en 2016 pour publier ces histoires en plusieurs langues, les faire voyager et sauvegarder la langue de l’île de Pâques.

Durant mes 10 années de vie sur cette île, « dire » était devenu rare, cette organisation de vie entre la France et l’île de Pâques, m’a demandé beaucoup de sacrifices, même si les programmations étaient au rendez-vous et le public aussi. Puis il y a eu trois années d’enfermement, Pandémie, l’a-t-on appelée c’était au moment où j’avais enfin réussi à sortir de l’emprise. Trois années, c’est long et court, pour apprendre à vivre autrement, avec mes filles nous sommes devenues Nature et la nature nous a sauvées.

Depuis mon retour en France, sur Bordeaux en 2022 avec mes deux filles, il m’est venu une urgence, celle de raconter ce que j’avais vécu, l’enfer dans l’envers du décor paradisiaque, comprendre « Pourquoi » j’étais allée si loin me déconstruire.  En Octobre 22, j’étais à deux doigts d’arrêter la scène quand je suis tombée sur un vieux conteur que tout le monde connait sauf moi! C’est un conteur du nombril du monde, mais en France! – Comment, il y aurait deux nombrils du monde, en France et dans le Pacifique? J’ai vu cet homme sur scène et je me suis dit que c’était cette parole-là qu’il me fallait retrouver, la spontanée, celle de mes débuts. Je suis allée le voir, nous avons parlé, j’ai pleuré en lui confiant mon histoire tellement moche que je l’habillais de légendes exotiques. Il m’a dit : « il est temps que tu fasses entendre cette parole et je suis là, je vais t’accompagner. » et me voilà repartie avec le parrainage d’un autre habitant d’un autre nombril du monde, Yannick Jaulin en personne.

C’est un nouveau challenge que j’entame sous son regard, sous sa protection, c’est une nouvelle parole que j’ai hâte de vous transmettre. J’ai mûri et rajeuni en même temps, c’est possible ça? En 2025 surement nous en reparlerons. Laissez-moi apprendre encore, je débute sur scène face à lui.

Merci la vie de toutes ces épreuves, ces brûlures, ces fractures. Aujourd’hui je suis débout, mais le chemin fut titanesque. Merci de m’avoir donné deux filles extraordinaires, de belles rencontres, des copines bienveillantes, c’est bien les bandes de filles aussi, et puis merci à ceux et celles qui m’ont fait confiance, qui m’ont ouvert leur maison d’éditions, leur scène, grande et modeste, qui m’ont donnée et continuent à me donner la possibilité de m’exprimer et de faire entendre ce cri de l’existence au travers des légendes qui m’ont colorée et que je colore, merci aussi à ceux qui viennent, parfois reviennent, écouter, voir, et enfin merci à moi de n’avoir jamais été raisonnable, de n’avoir jamais accepté d’escale avec l’ordinaire et d’avoir gardé cette foi en la joie, la lumière et l’amour des autres.

Je souhaite à tous de trouver le chemin juste comme je l’ai trouvé, même si « juste » ne veut pas dire facile. Bien entendu, je n’oublie pas ceux qui m’ont transmis, beaucoup sont partis depuis. Leur dire « merci » ne signifie pas grand chose alors la meilleure manière que j’ai trouvée pour les remercier c’est de témoigner, raconter avec mon être tout entier.